Manifeste féministe pro-droits des travailleuses et travailleurs du sexe


Féministes de mouvances diverses, nous proclamons notre solidarité envers tou·te·s les travailleur·se·s du sexe. Nous affirmons qu’elles et ils ne sont en aucun cas coupables, délinquant·e·s, déviant·e·s, amoral·e·s ou déchu·e·s.

Nous soutenons toutes les personnes vendant des services, performances ou produits artisanaux à caractère sexuel, peu importe la manière dont elles choisissent de se nommer : travailleur·se·s du sexe, prostitué·e·s, acteur·ice·s pornographiques, camgirl·boy, escortes, etc.

Nous nous opposons fermement à leur exclusion, leur pénalisation, leur judiciarisation, leur discrimination et leur stigmatisation, qu’elles et ils veuillent cesser leur activité ou non. Nous les soutenons inconditionnellement dans leur lutte contre la putophobie. Comme jadis nos consœurs du Mouvement de Libération des Femmes, nous affirmons notre sororité et notre adelphité.

Les luttes des travailleur·se·s du sexe pour leurs droits sont féministes et intersectionnelles et c’est pourquoi nous nous engageons à œuvrer pour leur inclusion dans le mouvement. Nous portons la volonté de faire reconnaître leur expérience et de permettre la valorisation des connaissances que leur confère leur vécu et leur point de vue sur les normes de genre. Comme au sein des mouvements LGBTQI+, iels peuvent renverser le stigmate et sortir de la honte et du silence, quelles que soient leurs expériences. 

Le féminisme pute n’est pas un oxymore. Le travail du sexe s’inscrit dans le combat pour la reconnaissance du travail des femmes, gratuit, sous-évalué ou sous-payé, exploité dans les structures hétéropatriarcales domestiques : travail reproductif, travail émotionnel, partage des tâches ménagères, travail du care, etc. 

Reconnaître le sexe comme un travail exigeant une compensation matérielle ou financière explicite visibilise le travail sexuel, la séduction et la performance de la féminité fournis gratuitement dans les structures transactionnelles traditionnelles de l’hétéropatriarcat. Nos relations intimes et les institutions telles que le mariage n’échappent pas aux contraintes du capitalisme. 

Nous, féministes, luttons contre les inégalités, pour que les personnes les plus opprimées et marginalisées telles que les personnes migrantes, sans-papières, racisées, LGBTQI+, handicapées, issues des quartiers populaires ou de classes dites défavorisées puissent se libérer des contraintes qui les acculent à de mauvaises conditions de travail et d’existence. L’exploitation, la violence, la précarité et les déterminismes socio-économiques concernent tout le monde, pas seulement les travailleur·se·s du sexe. Les stratégies qu’elles et ils déploient pour améliorer leurs conditions de vie sont donc tout aussi légitimes que celles des ouvrier·e·s ou des autres travailleur·se·s et citoyen·ne·s.

Nous rejetons l’intervention de l’État à des fins de prohibition, c’est-à-dire l’interdiction totale ou partielle du travail sexuel sanctionnant les travailleur·se·s, leurs lieux d’exercice et les personnes qui les entourent. De façon pragmatique, nous appelons à la pleine décriminalisation du travail sexuel, quel que soit le secteur d’activité. Toutes les mesures de prohibition accroissent la clandestinité, favorisant ainsi les situations d’exploitation et engendrant des conséquences néfastes sur la santé et la sécurité des personnes. 

Fausse bonne idée, la pénalisation des clients pousse les travailleur·se·s du sexe à exercer dans des lieux encore plus isolés et reculés où iels sont vulnérables. Face au risque de verbalisation, nous assistons non seulement à une raréfaction de la clientèle, mais aussi à un changement d’attitude de celle-ci. Le déplacement vers les périphéries urbaines plus discrètes mais aussi plus propices à la violence ainsi que l’exposition des clients au risque répressif ont fait émerger depuis 2016 un contexte qui renforce le rapport de force des clients et en conduit certains à négocier davantage, imposant le lieu de rencontre, les prix et les pratiques. Parallèlement, aucune amélioration n’a été constatée quant aux facteurs socio-économiques qui incitent les personnes à exercer le travail sexuel, et le nombre de travailleur·se·s du sexe n’a pas significativement diminué.

Contrairement à ce que voudraient nous faire croire les mairies et les préfectures en adoptant des arrêtés anti-prostitution et anti-stationnement des camionnettes, les travailleur·se·s du sexe ne sont pas des nuisances, mais bien des citoyen·ne·s.

La prohibition, la criminalisation et la répression portent atteinte à la santé et aux droits humains en créant un climat hostile et délétère qui rend les travailleur·se·s du sexe vulnérables à la violence d’individus, des services sociaux, de la police, des agents des services d’immigration, du pouvoir judiciaire et, plus largement, aux violences institutionnelles.

Nous rejetons aussi le réglementarisme, c’est-à-dire la mise en place de lois spécifiques encadrant le travail sexuel et définissant les conditions dans lesquelles il doit s’exercer : lieu de travail imposé, dépistages des IST obligatoires, etc. Ce modèle crée un système à deux vitesses où les personnes ne pouvant accéder au statut officiel sont toujours autant abandonnées des politiques publiques. 

L’État a toujours échoué à protéger les travailleur·se·s du sexe, y compris à l’époque des maisons closes et de l’hygiénisme, où la prostitution était comparée aux égouts et aux immondices. Nous contestons la représentation stigmatisante des travailleur·se·s du sexe comme vecteur·ice·s de « maladies vénériennes ». L’hygiénisme est ancré dans le contrôle des corps féminins et la répression des sexualités considérées comme déviantes, alors que les travailleur·se·s du sexe sont en première ligne de la lutte contre les infections sexuellement transmissibles, notamment contre le VIH, et ont largement adopté les moyens de prévention et de réduction des risques d’infection dès lors qu’ils étaient disponibles. 

Nous estimons que les lois actuelles entourant le travail sexuel sont inadaptées et contre productives, puisqu’elles se retournent contre les personnes qu’elles sont censées « sauver et protéger ». Imposant aux travailleur·se·s du sexe d’exercer de façon isolée, elles les contraignent à sacrifier leur sécurité pour éviter leur criminalisation, leur pénalisation et celle de leurs proches.

Telle qu’elle est définie dans la loi française, l’infraction de proxénétisme favorise aussi les situations d’exploitation et de dépendance de tiers tout en restreignant l’accès à certains droits fondamentaux. En effet, la définition légale du proxénétisme est extrêmement large. 

Le proxénétisme inclut le fait « d’aider, d’assister ou de protéger la prostitution d’autrui », ce qui interdit l’entraide entre travailleur·se·s du sexe. Cette disposition entrave la sécurité, car elle empêche la mutualisation des lieux d’exercice, la colocation et la diffusion de connaissances légales et pratiques permettant de réduire les risques d’agression et de marchandage. Elle peut aussi criminaliser l’entourage lorsque celui-ci veille à la sécurité de la personne ou lui rend des services, même non rémunérés. 

Il est impossible pour les travailleur·se·s du sexe de s’associer et de créer leurs propres plateformes d’annonces puisqu’il est interdit de « faire office d’intermédiaire entre deux personnes dont l’une se livre à la prostitution et l’autre exploite ou rémunère la prostitution d’autrui ». Ce proxénétisme d’entremise les rend dépendant·e·s de sites inadaptés, peu sécurisés et basés à l’étranger qui en profitent pour pratiquer des tarifs élevés.

L’accès et le droit au logement sont entravés par le proxénétisme dit hôtelier, car il est interdit aux propriétaires « d’accepter ou de tolérer habituellement qu’une ou plusieurs personnes se livrent à la prostitution à l’intérieur de l’établissement […] ». Cette disposition a pour conséquence de forcer les propriétaires à expulser les locataires dont ils ont des raisons de croire qu’iels exercent à leur domicile et favorise la traque d’éventuel·le·s travailleur·se·s du sexe dans les hôtels et sur les plateformes d’hébergement locatif. Elle incite aussi certains propriétaires (et locataires sous-louant leur appartement) à augmenter les loyers, puisqu’il y a une prise de risque de leur part. 

En interdisant de « tirer profit de la prostitution d’autrui, d’en partager les produits ou de recevoir des subsides d’une personne se livrant habituellement à la prostitution », les travaileur·se·s du sexe ne sont pas libres d’utiliser leur argent comme n’importe quel·le travailleur·se : interdiction de faire des cadeaux, de prêter de l’argent, d’embaucher des professionnel·le·s (comptables, agent·e·s de sécurité, chauffeur), etc.

Enfin, est considérée comme proxénète toute personne qui ne peut « justifier de ressources correspondant à son train de vie tout en vivant avec une personne qui se livre habituellement à la prostitution ou tout en étant en relations habituelles avec une ou plusieurs personnes se livrant à la prostitution ». Les colocataires ou les partenaires gagnant moins que les travailleur·se·s du sexe sont suspectés d’office d’être leurs proxénètes, ce qui complique la vie affective et domestique. 

Nous soutenons les droits des personnes migrantes. Traqué·e·s par la police et souffrant de l’impunité de leurs aggresseurs, les travailleur·se·s du sexe migrant·e·s sont particulièrement visées par les dispositions sur le proxénétisme, que ce soit lorsqu’elles s’entraident ou en s’attaquant aux tierces parties qui les aident à se loger ou à travailler en sécurité.

Nous dénonçons les politiques actuelles de lutte contre la traite des êtres humains qui protègent en réalité mal les travailleur·se·s du sexe migrant·e·s. L’amalgame entre travail sexuel des personnes migrantes et traite des êtres humains est bien souvent prétexte à déployer des politiques répressives qui aboutissent au harcèlement de la part des forces de l’ordre, à des raids policiers sur leurs lieux d’exercice, à des détentions administratives et parfois même à leur expulsion du territoire. Lutter contre l’exploitation est indispensable. Cependant, l’infraction de proxénétisme est avant tout un outil policier de répression du travail sexuel qui ne protège pas de l’exploitation en pratique. Les lois actuelles sont contre-productives car elles cantonnent les travailleur·se·s du sexe au secteur de l’économie informelle, où les personnes migrantes sont les premières impactées par de mauvaises conditions de travail. Par ailleurs, il est à leur charge de démontrer qu’elles sont réellement victimes de traite, et elles sont rarement protégées et indemnisées.

Nous luttons pour la régularisation de toutes les personnes migrant·e·s. L’obtention d’un titre de séjour permet l’accès à la sécurité sociale et au marché du travail, offrant ainsi des alternatives au travail sexuel qui est souvent la seule option pour survivre. Les réseaux d’exploitation profitent justement de l’absence de droits, la crainte de l’expulsion et de la stigmatisation du travail sexuel pour maintenir les personnes sous contrainte. Les politiques migratoires actuelles doivent être révisées afin de ne plus favoriser ces situations d’exploitation. Les victimes de traite doivent être davantage protégées et soutenues, leur accès à la justice et aux indemnisations doit être amélioré. 

L’arsenal législatif de droit commun visant la traite, l’exploitation, le travail forcé, l’esclavagisme et les violences existe déjà et doit pouvoir être mobilisé. Des moyens conséquents doivent y être affectés.

Les politiques publiques restrictives actuelles dirigées ou conditionnées à la « sortie de la prostitution » mettent de côté la vaste majorité des personnes pour lesquelles ces dispositifs ne sont pas adéquats.  Toutes les personnes méritent d’être protégées et que leurs droits humains soient respectés, notamment les droits entourant la sécurité, la liberté, l’accès à la justice, la vie privée. Il en va de même pour les droits économiques et sociaux tels que le logement, la sécurité sociale, le droit du travail, la protection contre le chômage, la retraite, des conditions de travail équitables et satisfaisantes, des services bancaires, des opportunités de formation et la possibilité de se réorienter vers un autre secteur d’activité. 

Lorsque nous prenons la parole pour défendre les droits humains des travailleur·se·s du sexe, nous devons bénéficier de la liberté d’expression et d’opinion, sans être harcelé·e·s, menacé·e·s et diffamé·e·s. 

Nous réfutons les discours manichéens sur les questions de choix, d’empowerment et d’émancipation. Les travailleur·se·s du sexe font des choix en fonction de leur marge de manœuvre sur un continuum de contraintes socio-économiques, migratoires et discriminatoires. Iels présentent une grande diversité de motifs et de parcours, loin des caricatures avec d’un côté celleux qui ont choisi et, de l’autre, les victimes.  

Nous refusons la putarchie, cette hiérarchisation des travailleur·se·s du sexe selon des critères de légitimité et de respectabilité. Les travailleur·se·s du sexe les plus libres et les plus épanoui·e·s professionnellement n’ont pas à se désolidariser ou se différencier des personnes plus contraintes ou n’aimant pas leur métier. On ne demande à aucun·e autre travailleur·se d’aimer son métier pour bénéficier des protections et droits acquis par les mouvements ouvriers.

Nous réfutons l’approche psychologisante, réifiante et essentialisante qui tente d’expliquer le choix d’exercer le travail sexuel par le traumatisme, l’inceste, le viol et les abus sexuels dans l’enfance, la dissociation, la faiblesse psychologique, les désordres de la personnalité, la passivité, le mépris de soi et la déchéance. À travers l’histoire, nous avons pu témoigner du caractère conservateur de cette approche par le traumatisme qui irrigue aussi les argumentaires antiavortement, homophobes et transphobes. Au lieu de s’attaquer aux facteurs sociaux et au caractère systémique des violences sexuelles, de l’exploitation sexiste, des négociations hétérosexuelles et des inégalités de genre, cette approche nie la capacité d’agir des personnes. Elle détourne l’attention de la cause des violences et en fait porter le fardeau individuel aux victimes.

Nous croyons les travailleur·se·s du sexe lorsqu’iels affirment faire la différence entre ce qui relève du travail et de la violence sexuelle. Considérer le travail sexuel comme violent par essence normalise les véritables violences qu’iels subissent en invalidant leur jugement et leur consentement. Cet amalgame empêche toute approche de réduction des risques et d’autodéfense par les personnes elles-mêmes. La capacité des travailleur·se·s du sexe à fixer leurs propres limites et à dénoncer les violences doit être reconnue. Comme dans d’autres domaines de travail, le corps des travailleur·se·s du sexe n’est pas « acheté » lors d’une prestation de services sexuels et les clients ne sont pas légitimes à en faire ce qu’ils veulent. La lutte contre les violences des agresseurs, des employeurs et des clients ne doit jamais être un prétexte à la répression des travailleur·se·s elleux-mêmes.

La figure repoussoir de la « prostituée », la dichotomie « mère-putain » et le concept de dignité prennent leurs racines dans le contrôle des corps, de la sexualité, des pratiques, des comportements, des prises de parole et des déplacements de toutes les femmes. Ils renforcent la division morale entre les femmes qui revendiquent leur autonomie dans la sexualité et celles qui se conforment aux injonctions à la respectabilité. La stigmatisation sert à ériger un contre-modèle aux statuts légitimes, policés et stéréotypés d’épouse et de mère en créant une identité séparée au sein de la classe des femmes. 

Nous affirmons la liberté de tous les êtres humains à disposer de leur corps. Les travailleuses du sexe ne sont pas de « mauvaises femmes ». Ce qui est visé par l’injure « pute » et le stigmate de la putain n’est pas tant la tarification de la sexualité que la sexualité libre et transgressive s’affirmant et se rebellant contre la domination patriarcale. La sexualité des femmes n’est ni sale, ni dégradante, ni sacrée.

Nous croyons que les législations adoptées en matière de pornographies accroissent les difficultés des travailleur·se·s du sexe et contribuent à les exclure de leurs espaces d’expression, de publicité, d’échange et même des plateformes où iels peuvent militer pour leurs droits.

Qu’elles soient économiques (taxe à l’Etat, taxe au CNC, taxe des plateformes de paiement en ligne, discrimination à la subvention) ou au niveau des espaces de diffusion, les censures conduisent à une délocalisation et empêchent l’essor des pornographies indépendantes. Les structures oligarchiques de production et de distribution peuvent imposer aux travailleur·se·s du sexe des conditions qui les fragilisent et favorisent leur exploitation dans un secteur où le droit du travail n’est pas ou peu appliqué. La protection contre l’exploitation et le travail dissimulé doit être la même, que la production cinématographique soit pornographique ou non. 

Nous trouvons irrationnel que les stratégies de promotion de la diversité de représentations et de l’émancipation économique des femmes, des personnes racisées et/ou LGBTQI+ dans le secteur audiovisuel soient inversées dès lors qu’il s’agit des pornographies. Bien que la production pornographique soit présentée comme monolithique dans les débats législatifs à visée de prohibition, rappelons qu’il existe une grande pluralité de contenus. La chasse aux pornographies met en danger toutes les représentations des corps et des sexualités, les contenus d’éducation sexuelle, les nus artistiques, les corps des personnes LGBTQI+, grosses, racisées, handicapées, poilues et/ou non conformes à la norme hétéropatriarcale.

Les travailleur·se·s du sexe ne sont pas responsables des oppressions qu’iels subissent et ne provoquent ni ne créent le système patriarcal et misogyne par leur simple existence. Reflet de la société, le travail sexuel subit les mêmes dynamiques oppressives que subissent toutes les femmes et reproduit les rapports de domination entre les genres. C’est donc au niveau sociétal qu’il nous faut lutter contre l’hétéropatriarcat, les inégalités de genre et les discriminations. Nous avons tou·te·s internalisé une part de ces oppressions, mais nous ne sommes pas pour autant des êtres incapables de penser ou d’agir. Il en est de même pour les personnes vendant des services sexuels : il faut cesser de les minorer.

Nous croyons fermement à l’autonomie des travailleur·se·s du sexe, leur capacité de discernement et leur agentivité en tant que sujets politiques. Chaque parole est unique et légitime ; aucune ne mérite d’être occultée ou confisquée. Disqualifiées dès lors qu’elles s’éloignent du discours de la victime ou de la survivante, leurs voix doivent être entendues et amplifiées, en particulier celles des travailleur·se·s du sexe toujours en activité, souvent dépeint·e·s comme étant trop aliéné·e·s pour s’exprimer sur leur propre situation.

Les travailleur·se·s du sexe sont expert·e·s de leurs propres vies et besoins. Nous les soutenons dans leur autodétermination, dans leurs interventions communautaires, leur organisation politique et leur mobilisation dans la lutte contre les violences. 

Nous ne pouvons envisager le féminisme sans les putes, mais nous ne les libérerons pas…
…car iels s’en chargent !

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